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Valorisation des cabinets d’expertise comptable, vers une évolution des modèles historiques ?

Si Interfimo a longtemps été un acteur référent de l’observation des prix des cabinets, en publiant à intervalles réguliers sur les trente dernières années son étude des transactions observées sur le marché de l'expertise comptable, il est désormais rejoint dans sa démarche par d’autres acteurs. Cegid publie depuis quelques années sur son blog ses réflexions sur la valeur des cabinets, avec le concours notamment des cabinets Viou & Gouron et Belles Vues Finances (B.V.F), intermédiaires en cessions de cabinets d’expertise comptable.

Par ailleurs, le 7 juillet dernier s’est tenue une journée d’échanges : « La financiarisation de la profession comptable est-elle possible ? », organisée par le CEG, cercle de prospective sur l’avenir de la profession comptable mené par Jérôme Clarysse, le très dynamique président de la société RCA, éditeur de solutions informatiques qu’on ne présente plus. L'analyse du contenu des réflexions d'Interfimo, conjuguée à celle de ces nouveaux intervenants majeurs est peut-être l’occasion pour notre profession d’extraire de cette matière intellectuelle assez riche quelques éléments dominants susceptibles d’influencer nos stratégies, que nous soyons acheteurs ou vendeurs.

INTERFIMO : LA RENTABILITÉ N’EST PAS LE CRITÈRE PRÉDOMINANT 

Commençons par l’étude Interfimo, qui porte sur l’examen d’une centaine de transactions de natures très différentes survenues en 2020, et qui détaille principalement les caractéristiques de ces transactions et les prix de cession. On retiendra en résumé de cette étude les principales évolutions suivantes :

Sur les caractéristiques des transactions :

•   40 % des opérations analysées portent sur des intégrations de nouveaux associés ou ventes entre associés.

•   52 % des cédants sont en phase de départ en retraite, ratio en baisse de dix points par rapport à l’étude précédente de 2018, ce qui amène à constater que, si le départ en retraite reste la principale cause de cession, d’autres motivations émergent progressivement. On verra plus loin que d’autres observateurs font le même constat à travers l’apparition des profils « désengagés » et « sages » chez les cédants.

Sur les prix des transactions :

•  Le prix moyen des transactions est de 86 % du CA, versus 87 % constaté dans l’étude de 2018, mais avec une disparité importante entre les transactions. Ainsi, 15 % des transactions portent sur des prix soit inférieurs à 60 % du CA, soit supérieurs à 120 % du CA, avec une augmentation significative des transactions portant sur un coefficient supérieur à 100 %.

•   Les intégrations de nouveaux associés s’effectuent en moyenne sur des bases de 96 % du CA, en hausse par rapport à la précédente étude, ce qui suppose l’intégration dans la valeur d’une « prime de sécurité », l’acquéreur connaissant bien la cible, alors qu’historiquement, ces transactions étaient plutôt décotées. Le « golden hello » aurait donc tendance à disparaître.

L’étude analyse enfin le prix de cession des cabinets par rapport à la rentabilité des cabinets cédés. Elle conclue à un prix de cession correspondant en moyenne à un multiple de 3,8 de l’EBE retraité de la rémunération et des cotisations du cédant, avec toutefois de grandes disparités et donc une profonde hétérogénéité du marché au regard du critère prix/rentabilité. Cette hétérogénéité des constats de l’étude s’explique en partie par les modalités d’appréhension de la rémunération du cédant, celle-ci n’étant pas retraitée lorsqu’elle est perçue via des prestations facturées par la holding du cédant à la cible, phénomène de plus en plus constaté dans la profession.

L’étude aboutit à la conclusion que la rentabilité n’est pas le critère prédominant de la valorisation des cabinets, et justifie ce constat à la fois par la possibilité pour les acquéreurs de réaliser des économies d’échelle, et par le déséquilibre structurel entre l’offre et la demande. Cette conclusion reste un peu superficielle, les constats effectués reposant sur des ratios assez basiques et une vision très traditionnelle de la profession, mais un de ses principaux intérêts réside probablement dans la mise en perspective des tendances de fond du marché sur plusieurs années.

On pourra enfin regretter que cette étude n’intègre pas dans ses conclusions quelques raisons probables de la stabilité relative des prix malgré une demande forte, telles que le caractère encore « fermé » de ce marché (transactions réalisées entre professionnels sans ouverture du marché aux acteurs financiers extérieurs) ou encore le fait que les transactions étant souvent réalisées via un financement bancaire, le prix reste plafonné à la capacité d’auto-désendettement de la cible sur une durée maximale souvent voisine de sept ans.

CEGID : LE RETRAITÉ, LE DÉSENGAGÉ ET LE SAGE

Passons maintenant à l’analyse de l’étude publiée par Cegid, qui est une des parties d’un dossier plus vaste intitulé « Donner de la valeur à son cabinet »2. Cette étude part du double constat de la digitalisation de plus en plus grande des tâches sans valeur de notre métier, découlant directement de l’arrivée sur notre marché de nouveaux intervenants disrupteurs low-cost, des banques et des fintech, et d’une attitude plus consumériste de nos clients, pour conclure à la baisse du chiffre d’affaires par dossier dans les cabinets de un à quarante-neuf collaborateurs, et ce, malgré l’inflation.

À ce stade, on reste un peu sur sa faim. Le phénomène n’a en vérité rien de bien nouveau, et son accélération récente n’est qu’une illustration de la loi de Moore : ceux qui vivent d’un art qu’une machine peut faire à leur place ont de plus en plus de souci à se faire, et ces soucis arriveront de plus en plus vite. L’étude de Cegid analyse également le profil des cédants, qu’elle classe de façon originale en trois catégories : le retraité, le désengagé et le sage. S’il n’y a pas trop lieu de s’attarder sur la première catégorie, les deux autres méritent un petit détour : 

Les désengagés : selon Romain Lemaire, président de Belles Vues Finances (B.V.F), « le moteur, c’est le ras-le-bol. Le métier qu’ils pratiquent ne leur plaît plus, les honoraires sont tirés vers le bas par la concurrence digitale, l’administratif est de plus en plus chronophage. Sans oublier les difficultés de gestion des ressources humaines !  »Les sages : selon Laurent Charrier, directeur général de Viou & Gouron, « beaucoup d’experts-comptables de 40 à 50 ans cherchent à se rapprocher d’un plus grand groupe. Cela peut tenir à une lassitude vis-à-vis des missions, à un sentiment de solitude, à l’envie d’échapper à la routine d’une petite entreprise, ou encore à la recherche de sécurité. Mais cette démarche correspond aussi à une volonté d’aller plus loin : bénéficier de compétences technologiques, élargir son offre, échanger avec des spécialistes de proximité... ou avoir un bureau à Paris. »Si le départ en retraite reste la principale cause de cession,  d’autres motivations émergent progressivement.

Le sujet qui nous intéresse présentement, la valorisation des cabinets, est abordé par l’étude en reprenant les constats déjà effectués dans l’étude Interfimo, dont on comprend à travers les données présentées par l’analyse de Cegid que ses auteurs s’en sont largement inspirés. On n’y apprendra donc rien, sinon que « la méthode par l’EBITDA est davantage entrepreneuriale, et permet de mieux prendre en compte l’évolution du métier vers le conseil ». À ce stade, il est peut-être temps de faire tomber un mythe en expliquant que la méthode du chiffre d’affaires n’est en réalité rien d’autre qu’une version simplifiée de la méthode de l’EBITDA. Elle repose sur une rentabilité normative annuelle d’un cabinet de 15 % du CA : soit une base de 100 de CA - 50 % de salaires chargés, 20 % de frais généraux, 15 % pour la rémunération du signataire - ce qui aboutit (si l’on tient compte d’un cashback de sept ans, qui est généralement la durée du financement octroyé) à un coefficient de valorisation de la clientèle voisin d’une année de CA.

VERS UNE FINANCIARISATION DU SECTEUR ?

Les portes ouvertes étant désormais largement enfoncées, attaquons maintenant la partie de loin la plus intéressante de ces réflexions, en raison de son caractère prospectif, avec le retour sur la journée d’échanges du 7 juillet 2022, organisée par le CEG, cercle de prospective sur l’avenir de la profession comptable présidé par Jérôme Clarysse, sur le thème « La financiarisation de la profession comptable est-elle possible ? ». Selon l’enseignant chercheur en stratégie Frédéric Fréry (ESCP/CentraleSupélec, l’un des animateurs de la journée), les besoins de financement des cabinets pourraient aboutir à une financiarisation du secteur, portée par des fonds d’investissement ou des banques. Ce mouvement de fond aurait des incidences concrètes sur la concentration du marché, la modification du modèle historique de transmission des cabinets ou encore le rapport des jeunes diplômés à l’exercice en libéral.Les signaux alimentant cette théorie sont, d’une part, l’harmonisation des statuts des différents modes d’exercice en société pour les professions libérales3, avec une recherche de simplification des règles de fonctionnement et une volonté de libéraliser ces activités et, d’autre part, l’exemple récent des laboratoires de biologie médicale.

Ce marché présente en effet de nombreuses similitudes avec le nôtre : réglementé par un ordre, il est historiquement fortement morcelé, avec une complexité technique forte et des gros besoins en investissement, des problèmes de production, une baisse des marges d’exploitation. En contrepartie, c’est un marché considéré comme ayant une faible exposition des revenus aux risques, et une solvabilité assurée par la Sécurité sociale.

En synthèse, si l’on remplace les gros besoins en investissements matériels par les investissements en ressources humaines, on se croirait presque chez les experts-comptables !L’arrivée des fonds d’investissement, et notamment les fonds de private equity sur le marché des laboratoires d’analyse médicale a entraîné une concentration sans précédent du secteur. En l’espace d’une décennie, la moitié du capital des laboratoires d’analyse médicale a changé de main sans que les règles relatives à la détention du capital, qui étaient justement censées empêcher cette concentration, ne puissent s’y opposer efficacement.

La conséquence la plus immédiatement visible a été la hausse très significative de la valorisation des laboratoires, avec des valorisations atteignant parfois un multiple de vingt de l’EBE. Mais le phénomène a également contribué à créer une distorsion de concurrence entre les laboratoires détenus par les fonds et ceux appartenant aux professionnels libéraux, ces derniers ayant des capacités d’investissement plus limitées. La crise du Covid a enfin récemment illustré cette distorsion de concurrence entre les grands laboratoires et les indépendants.Sur notre marché de l’expertise comptable, comme sur celui des laboratoires d’analyse médicale, l’arrivée de nouveaux investisseurs gavés de liquidités, à la recherche de taux de retour sur investissement élevés, pourrait entraîner des bouleversements assez structurels, auxquels il serait intéressant de réfléchir, car, comme le disait Winston Churchill, «Mieux vaut prendre le changement par la main avant qu'il ne vous prenne par la gorge. » Pour commencer, elle pourrait constituer une véritable aubaine pour certains cédants en raison de la probable hausse significative des prix des clientèles qu’elle entraînerait.


DU « GOODWILL DE PERSONNE » AU « GOODWILL DE MARQUE »

Parallèlement, ce phénomène pourrait permettre d’apporter quelques éléments de réponse à une des grandes problématiques de notre profession : son attractivité, notamment auprès des jeunes davantage à la recherche d’un équilibre entre vie professionnelle et vie privée, et d’autant moins enclins à sacrifier une partie de leur jeunesse dans l’apprentissage d’un métier complexe, que le retour sur investissement est incertain. En effet, l’arrivée de nouveaux investisseurs et le phénomène de concentration inévitable qui s’ensuivrait dans la profession pourraient bien avoir pour conséquence l’émergence de nouvelles marques, dans une profession encore aujourd’hui très dominée par le « goodwill de personne » lié à l’expert-comptable, dirigeant du cabinet indépendant. Il n’est ainsi pas impossible que cette évolution potentielle de l’actuel « goodwill de personne », qui caractérise notre profession, vers un « goodwill de marque » s’accompagne d’une répartition un peu différente de la valeur ajoutée créée par les cabinets issus de cette concentration.

Ces derniers seraient alors probablement gérés comme des grandes entreprises de services, offrant à leurs salariés des rémunérations et une trajectoire que le marché actuel peine à délivrer au plus grand nombre, même s’il est très valorisant pour les plus talentueux d’entre nous.

Cette évolution pourrait également apporter des perspectives nouvelles à certains jeunes diplômés, en élargissant le champ de leur possible mutation, tout en en frustrant d’autres, qui verraient peut-être s’éloigner temporairement la possibilité de développer leur entreprise par le levier de la dette, l’envolée des prix des clientèles étant assez peu compatible avec un financement essentiellement bancaire.

Si ce scénario semble assez probable pour les métiers où le client achètera une signature, il est plus aléatoire dans le domaine du conseil à la PME, où l’intuitu personae entre l’expert-comptable et son client reste encore prédominant.

Mais il faut peut-être s’attendre à voir évoluer les choses dans un environnement où, bientôt, la ressource rare sera peut-être davantage le salarié que le client.Quel que soit l’avenir, il sera probablement porteur d’opportunités pour certains d’entre nous et de menaces pour les autres.

Nous avons néanmoins une certitude : les choses évolueront de plus en plus vite et il nous faudra, comme nous l’avons toujours fait, continuer à nous adapter à notre environnement pour faire évoluer notre belle profession.

© Gilles DAURIAC, SIC n°418 SEPTEMBRE 2022



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